MOHAMMED VI, DESPOTE MALGRÉ LUI

Monarque absolu de droit divin, homme d’affaires richissime, objet d’une adoration extravagante de ses sujets… le roi du Maroc a tout du satrape oriental. Sauf, peut-être, la personnalité cynique qui va avec.

HM MOHAMMED VI

S’agissant de Mohammed VI et surtout depuis 2011, les médias internationaux crient facilement au génie. Pensez donc : alors que ses pairs, despotes septuagénaires vermoulus, faisaient tirer sur les foules impétueuses du Printemps arabe, le jeune roi du Maroc, 48 ans, se comportait en calme visionnaire. Le 9 mars 2011, soit deux semaines à peine après le début des manifestations dans son pays, Mohammed VI prononçait un discours historique, prenant de court ses adversaires. Non seulement il allait satisfaire leurs demandes, promettait-il, mais il irait bien au delà. Alors que la rue réclamait moins de corruption, et l’abandon d’un article constitutionnel (le 19) qui offrait des pouvoirs étendus au roi, ce dernier annonçait une « réforme Constitutionnelle globale et complète », la « démocratie représentative » et « l’Etat de droit ». Aucun autre leader arabe n’était spontanément allé aussi loin.

Trois mois plus tard et sans qu’un seul coup de feu ait été tiré, la nouvelle Constitution promise était adoptée par référendum. Quant à l’opposition, elle s’était pour ainsi dire volatilisée, terrassée par le savoir-faire royal. Des dizaines de milliers de manifestants de février 2011, il ne restait plus en fin d’année que quelques poignées d’irréductibles. Pas étonnant, dans ces conditions, que l’action réformatrice de Mohammed VI ait été qualifiée de « modèle pour les autres Etats de la région » par Hillary Clinton. Les grands médias internationaux étaient à l’unisson. Le New York Times a même publié une tribune titrée « Gloire au roi démocrate » !

Référendum soviétique

Mais derrière la diplomatie et les coups de com’ (discrètement pilotés par des cabinets de lobbying américains payés rubis sur l’ongle), se cache une réalité moins idyllique. Il faut d’abord noter que ce « processus de réforme exemplaire », comme l’a qualifié Nicolas Sarkozy, s’est soldé par un référendum constitutionnel au score soviétique : 98,5% en faveur du « oui ». Révélateur de la fraude massive qui a entaché ce scrutin, ce chiffre suffisait à lui seul à mettre à bas la fiction du « roi démocrate ». Mais étrangement, peu de medias internationaux s’y sont intéressés ou l’ont même cité. Plutôt que le résultat lui-même, la plupart ont préféré évoquer un « plébiscite » ou encore un « vote triomphal » — de subtils pléonasmes qui, tout en reflétant la franche victoire du roi, escamotaient discrètement le parfum de dictature associé au chiffre. Comme s’il ne fallait pas perturber la vérité préétablie de « l’exception marocaine », contre-point médiatique séduisant, simple et digeste aux « révolutions sanglantes » du Moyen Orient. La police ne tire pas sur des manifestants désarmés ? Alors cela doit être une démocratie…

En réalité, la campagne référendaire a été outrageusement biaisée. Pendant deux semaines, les médias publics ont chanté, exclusivement et ad nauseam, les vertus de la nouvelle Constitution royale. Même les mosquées ont été mises à contribution pour appeler les Marocains à voter « oui ». Le jour du scrutin, les témoignages de fraude ont afflué des quatre coins du royaume. Tandis que des vidéos sur Youtube montraient des officiels farfouillant dans des urnes ouvertes, d’autres faisaient témoigner des citoyens sur la non-vérification de leurs identités dans les bureaux de vote, ce qui permettait le bourrage d’urnes à large échelle. D’où un résultat digne de la Corée du Nord.

Pouvoir absolu

Un texte aussi mal voté pouvait difficilement contenir des réformes démocratiques sincères. De fait, la nouvelle Constitution marocaine reconduit largement l’absolutisme royal, avec tout au plus quelques innovations techniques. Certes, Mohammed VI est désormais contraint de nommer le Premier ministre « au sein du parti politique arrivé en tête des élections ». Mais le code électoral—inchangé, lui—ne permet toujours pas au parti « en tête » de gouverner sans l’appui (en fait le contrôle) d’une majorité aux ordres du Palais royal. De plus, le monarque conserve la haute main sur le gouvernement, nommant et démettant les ministres à sa guise. Le chef du gouvernement dispose bien de quelques pouvoirs—ceux nécessaires, en fait, pour assurer l’intendance et endosser la responsabilité des décisions impopulaires (comme par exemple augmenter le prix du carburant quand les finances de l’Etat, exsangues, ne permettent plus de le subventionner). Mais toutes les décisions stratégiques ayant trait au contrôle de l’appareil d’Etat – et donc au maintien de la suprématie royale – restent du ressort exclusif du roi.

Sur le plan législatif, le parlement marocain est certes élu au suffrage universel afin de produire les lois du royaume, mais Mohammed VI conserve le pouvoir de promulguer ses propres lois sous forme de décrets royaux… et de bloquer à l’envi toute loi non produite par lui. Aucun texte, en effet, ne peut entrer dans le circuit législatif marocain sans être validé en amont par le roi (via le conseil des ministres qu’il préside), et en aval par le secrétariat général du gouvernement (SGG, dirigé par un homme du roi sur lequel le premier ministre n’a pour ainsi dire aucun contrôle). On ne compte plus les lois dûment votées par le Parlement, mais qui sont ensuite entrées dans les arcanes du SGG pour ne plus jamais en ressortir…

Le pouvoir judiciaire n’échappe pas non plus à la suprématie royale. Outre le fait qu’il bénéficie à vie de l’immunité judiciaire—ce qui le place, tout simplement, au dessus des lois—, que la justice soit rendue en son nom, et qu’il ait le pouvoir d’annuler toute décision judiciaire par un usage souverain (et non soumis à justification) du droit de grâce, Mohammed VI est le supérieur hiérarchique direct des magistrats du royaume. Via le Conseil Supérieur du Pouvoir Judiciaire, une instance qu’il dirige et dont il nomme la moitié des membres, le roi contrôle étroitement les nominations, avancements, promotions et mutations des juges, et se réserve le droit de les traduire en conseil disciplinaire ou de les révoquer à sa guise. Autant dire qu’aucun juge ne serait assez fou pour prendre une décision qui pourrait déplaire au souverain ou à son entourage.

« Représentant de Dieu… »

King_Morocco_Main_pic_1

Au delà des textes, le pouvoir du roi du Maroc procède du droit divin. Jusqu’en 2011, le monarque était un personnage « sacré », statutairement à mi-chemin entre l’humain et la divinité. Depuis, cette disposition constitutionnelle a été abandonnée—un « gage de démocratisation » dont les thuriféraires du régime ont fait grand cas. Sauf qu’à y voir de plus près, la version originale de la nouvelle constitution stipule que le peuple doit toujours au roi respect et “tawqir”, terme arabe évoquant une attitude à mi-chemin entre la révérence et l’adoration—et surtout, expression historiquement utilisée pour distinguer le lignage prophétique dont se réclament les rois du Maroc depuis des siècles. Autrement dit, Mohammed VI n’est peut-être plus « sacré », mais on lui doit toujours la révérence due aux descendants du prophète de l’islam. Une révérence dont la cérémonie annuelle de « reconduction de l’allégeance » donne un aperçu très tangible. À chaque fête du trône, les Marocains assistent encore à ce spectacle pharaonique : le souverain tout de blanc vêtu, fendant à cheval (photo ci-dessus) une foule d’adorateurs qui se courbent en cadence à son passage, tandis que les serviteurs du Palais, vêtus de la coiffe rouge des esclaves d’antan, leur hurlent les messages de bénédiction du maître… Fait remarquable : parmi les milliers de personnes qui forment cette « chorégraphie », comme l’avait qualifiée le grand intellectuel marocain Abdellah Laroui, le roi, juché pendant toute la cérémonie sur son pur-sang, est le seul à ne pas toucher terre. Normal : il est « khalifat Allah fi ardih » (le représentant de Dieu sur sa terre), c’est inscrit noir sur blanc dans le texte d’allégeance!

Richissime businessman

Tout élu de Dieu soit-il, Mohammed VI ne dédaigne pas les bienfaits terrestres. Avec une fortune personnelle estimée à 2 milliards de dollars (la reine Elisabeth, en comparaison, ne pèse « que » 600 millions), il est l’homme le plus riche du Maroc et, à en croire le magazine Forbes, le 7ème monarque le plus riche du monde. Mohammed VI est ainsi, à titre privé, le plus gros banquier, propriétaire terrien et producteur agricole du royaume. Il détient aussi le monopole du sucre et, jusqu’à dernièrement, dominait la production nationale de laitages et d’huiles ménagères. Il possède aussi la plus grande chaine de distribution alimentaire du pays, et de solides intérêts dans les secteurs des mines, du ciment, de l’acier, de la téléphonie, de l’assurance, de l’immobilier et de la distribution automobile. A travers Copropar, un fonds d’investissement qui regroupe 9 sociétés écrans (la plus célèbre étant Siger—anagramme de « regis », le mot latin pour roi), Mohammed VI ainsi que ses frères et sœurs détiennent le groupe SNI (Société Nationale d’Investissement), dont le chiffre d’affaires global a, un temps, atteint 8% du PIB marocain. La SNI (ex ONA-SNI) a certes été acquise du temps de Hassan II. Mais alors que le père s’en servait comme d’une caisse noire pour rétribuer ses clients politiques, le fils s’est découvert une réelle fibre d’homme d’affaires. Sous la férule de Mounir Majidi, homme d’affaires et secrétaire particulier de Mohammed VI, le business royal s’est spectaculairement développé. Entre 1999 et 2009, le montant des dividendes distribués à la famille royale a été multiplié par 7.

Ces chiffres sont connus parce que les entreprises royales étaient tenues de publier leurs résultats, comme l’exigent les règles de la bourse de Casablanca, où elles étaient cotées. Mais tel n’est plus le cas depuis qu’en 2010, le groupe royal a dépensé près de 800 millions d’Euros pour racheter ses propres actions et ainsi quitter la bourse, mettant fin à toute transparence. Depuis, le roi a vendu quelques unes de ses compagnies les plus voyantes, celles opérant dans le secteur agro-alimentaire. Pour le reste, on baigne désormais dans l’opacité. La SNI est l’un des rares conglomérats au monde — peut-être même le seul — à  ne pas avoir de site web ! A noter que, pour tentaculaire qu’elle soit, la SNI ne regroupe pas toutes les propriétés de Mohammed VI. Régulièrement, le public découvre que telle entreprise, tel projet immobilier arbore la sceau royal. Ainsi de l’hôtel Royal Mansour à Marrakech, une folie architecturale dont le roi, dit-on, a personnellement supervisé la construction. Coût de la suite : jusqu’à 36.000 Euros la nuit…

Indispensable monarchie

Avec une telle accumulation de pouvoir et de richesses, comment expliquer que le peuple marocain n’en veuille pas plus à son roi, et que le vent de ferveur du printemps arabe n’ait pas dégénéré en fièvre révolutionnaire ? En effet, alors que les Tunisiens criaient « Ben Ali dégage » et que les Egyptiens scandaient « A bas Hosni Moubarak », seuls quelques rares têtes brûlées, au Maroc, appelaient à la chute de Mohammed VI et l’instauration de la république. L’écrasante majorité se contentait de dénoncer la « corruption de l’entourage royal » (comme si Mohammed VI était un membre extérieur à sa propre Cour) et « l’absolutisme » (comme s’il s’agissait d’un concept abstrait, détaché de la personne du roi). Pourquoi une telle prudence sémantique, alors que le vent de révolte venu de l’Est avait emporté toutes les inhibitions ?

Trois explications peuvent être avancées. Primo, la monarchie marocaine a 1200 ans d’histoire—et la dynastie Alaouite, dont Mohammed VI est le 23ème représentant, règne sur le pays depuis plus de 350 ans. Autant dire que la légitimité de la royauté est profondément ancrée dans l’inconscient collectif des Marocains. Secundo, aussi autocratique puisse-t-il être, le roi actuel n’a pas étouffé ou tyrannisé son peuple au point de faire naitre un sentiment révolutionnaire général chez ses sujets. Aussi dégradé soit l’état des libertés publiques sous Mohammed VI, il n’a jamais été comparable à la chape de plomb dictatoriale de la Tunisie sous Ben Ali ou de l’Egypte sous Moubarak. Tertio enfin, entre les rudes montagnards rifains, l’élite commerçante fassie, les casablancais modernes et souvent violents, les berbères industrieux du Sous, les Sahraouis indépendantistes, etc., le Maroc est une mosaïque ethnico-géographique aussi complexe que délicate. L’idée que « sans la monarchie et son rôle unificateur, le Maroc exploserait en mille morceaux » est largement partagée. Le roi est donc un personnage intouchable car il trône au dessus d’une institution que les Marocains considèrent, à tort ou à raison, comme indispensable à la survie de leur pays. Mais il n’y a pas que cela. Force est de constater que Mohammed VI est, à titre personnel, extrêmement populaire. 

Culte de la personnalité

canne.roi-mohammed-nador

Exemple frappant : un jour de novembre 2012, le roi est apparu en public appuyé sur une canne (photo ci-dessus). Une affection temporaire et visiblement mineure — il claudiquait à peine — qui ne l’a pas empêché de procéder à son activité officielle du jour. Plus tard dans la soirée, le site d’information Hespress.com a publié une photo de l’activité royale. Très vite, il a été submergé par une avalanche de commentaires spontanés. En quelques heures et sans que personne ne les y oblige, près de 700 internautes marocains se sont déclarés « émus à pleurer », « le cœur brisé » par la photo de la béquille royale, adressant à Dieu d’ardentes prières pour la prompte guérison de Sa Majesté.

La propagande dont les Marocains sont constamment matraqués depuis un demi-siècle n’est pas étrangère à cette adoration qui confine à l’irrationnel. Les portraits du roi sont sur les billets de banque et les pièces de monnaie, dans chaque administration, chaque magasin, chaque échoppe, à la une de quasiment chaque journal, chaque jour. En période de fête nationale, pas un lampadaire, pas un panneau d’affichage n’échappe à la photo du souverain. La télévision (le Maroc compte 7 chaines, toutes publiques) est bien entendu le vecteur n°1 du culte de la personnalité royale. Un culte dont le protocole avait été fixé du temps de Hassan II, mais dont les mécanismes ont été largement reconduits par son fils. La seule manifestation d’idolâtrie à laquelle Mohammed VI a opposé un veto formel, à son accession au trône, a été la diffusion de chansons à sa gloire. « Too much », sans doute. Pour le reste, rien n’a changé. La moindre activité royale, aussi insignifiante ou routinière soit-elle, fait l’ouverture de tous les journaux télévisés. Pas un jour ou presque sans que la télévision montre le roi présidant une réunion ministérielle, recevant un haut dignitaire étranger et surtout—le « must »—inaugurant un projet social ça ou là dans le royaume.

Populisme et ubiquité 

Qu’il s’agisse d’une crèche, d’une piscine municipale ou d’une portion d’autoroute, que le projet coûte un milliard ou un million, le roi est là, partout en même temps, inaugurant tout ce qui se construit dans le pays. L’objectif est de renvoyer une image de monarque hyperactif, entièrement tourné vers la satisfaction des besoins matériels de son peuple. Sauf que l’image est largement trompeuse. Si quelques grands chantiers sont directement supervisés par le cabinet royal et ses affluents, la plus grande partie de ce que le roi inaugure est l’œuvre de responsables locaux ou d’organisations de la société civile. Mais quand l’inauguration survient, les projecteurs sont exclusivement braqués sur Mohammed VI, reléguant les vraies chevilles ouvrières au rang de figurants indignes d’intérêt. Nul autre que Sa Majesté ne saurait être un vecteur de mouvement, tel est le message des médias officiels, en application d’un cahier de charges scrupuleusement fixé par le Palais royal.  Du coup, le peuple ne connaît que « Sidna » (« notre seigneur »), n’idolâtre que lui, et voue aux gémonies tous les autres—d’autant que l’image d’hyper-efficience royale contraste avec le chaos qui caractérise souvent la gestion des élus locaux. Un contraste accentué par les fréquentes et désormais mythiques « colères » de Mohammed VI qui lui font limoger, brutalement et sans autre forme de procès, des responsables locaux accusés de malversations. Ce faisant, le roi viole d’un même mouvement la présomption d’innocence, la hiérarchie administrative, l’Etat de droit et la suprématie des institutions. Mais qu’importe car l’effet recherché—l’acclamation des foules—est pleinement atteint.

Ce populisme d’Etat a un dangereux effet secondaire : il délégitime toutes les institutions et vide de son sens le principe de délégation du pouvoir, qui est le socle de la démocratie. Mieux (ou pire) : il donne à croire aux Marocains que la démocratie est un mécanisme nuisible car le pouvoir, s’il est délégué, le sera forcément à des gens incompétents et malhonnêtes. Un sondage sur le bilan du roi, le seul qui ait été conduit au Maroc à ce jour[1], démontrait que pour les 38% des Marocains qui considèrent leur pays comme une « monarchie autoritaire », il s’agissait là… d’un compliment ! Justification : « Il vaut mieux que le pouvoir soit entre les mains du roi qu’entre celles des élus corrompus qui ne pensent qu’à leur intérêt. » Dans le même sondage, réalisé en 2009, 91% des Marocains estimaient « positif » ou « très positif » le bilan de 10 ans de règne de Mohammed VI, tandis que 25% seulement estimaient que la classe politique était « à la hauteur des attentes du nouveau règne »—contre 57% qui pensaient qu’elle ne l’était pas.

Improbable charisme

L’ubiquité et l’omnipotence symboliques de Mohammed VI, ainsi que son hyper-représentation dans les médias—voire l’inconscient populaire—marocains ont été théorisés par l’anthropologue américaine Chloe Mulderig. Dans un article publié en novembre 2012[2], elle écrit : « Le pouvoir de la présence, consubstantiel à la nature de l’allégeance royale, est devenu la pierre d’angle de la stabilité politique au Maroc (…) » Puis elle ajoute : « En comprenant le sens particulier que l’histoire et la culture marocaine donnent aux notions d’autorité et de légitimité, le roi a su mettre le peuple de son côté en jouant de sa plus grande force : son charisme personnel ». Autrement dit : les Marocains ont la sujétion dans le sang ; peu importe que leur roi soit un autocrate, il suffit qu’il ait du charisme pour que le peuple accepte sans sourciller sa férule d’airain.

Passons sur la condescendance toute « ethnologique » de cet argument, et intéressons-nous à sa conclusion : Mohammed VI est-il vraiment charismatique ? Voilà qui expliquerait tout, et notamment l’étonnante adoration que le peuple semble lui vouer en dépit de tous ses abus. Mais il suffit de regarder le roi lire un discours pour comprendre que le charisme n’est pas son atout principal : les yeux rivés sur ses feuilles de papier, il lit avec difficulté des phrases interminables sur un ton monocorde, soufflant et trébuchant sur les mots… Même pendant ses visites de terrain, fondement de son supposé « pouvoir de la présence », le roi semble toujours souffrir mille morts. Engoncé dans des costumes trop ajustés, il marche d’un pas raide et adresse à la foule qui l’acclame des saluts furtifs. Le baisemain au roi, geste symbolique imposé sous Hassan II pour illustrer la soumission des Marocains à la royauté, semble pour Mohammed VI une corvée—il n’y a qu’à le voir se raidir quand les officiels se penchent pour lui embrasser la main. Mais puisqu’il est le roi, qu’est-ce qui l’empêche de réformer ce protocole qui le met visiblement mal à l’aise ?

Au fond, que pense réellement cet homme du pouvoir et de son exercice ? Difficile de le dire, car depuis 13 ans qu’il est sur le trône, ses interviews se comptent sur les doigts d’une seule main. Et toutes, lénifiantes à force d’être aseptisées, ont été réservées à la presse écrite, format qui permet de réviser (et éventuellement « toiletter ») un entretien avant publication. Jamais, y compris du temps où il était prince héritier, Mohammed VI n’a parlé en direct devant un micro ou une caméra autrement qu’en lisant un texte impersonnel écrit par d’autres. Pendant les retransmissions de ses activités officielles, le protocole commande de couvrir le son de sa voix par celui des commentaires laudateurs des journalistes de la télévision publique. Tout se passe en fait comme si l’objectif était de gommer toute trace de spontanéité de crainte qu’elle ne révèle l’homme privé, fragile et faillible, derrière le monarque absolu, nécessairement dur et autoritaire…

Par quel étrange mécanisme Mohammed VI s’est-il retrouvé, sans en avoir le goût, à la tête d’un système autocratique extrêmement personnalisé et au cœur d’un culte de la personnalité exubérant ?

Le rapport au père

hassanii

La réponse à cette question recèle une part d’intime, que le public ne connaitra sans doute jamais pleinement. Il n’est pas très risqué, cependant, d’affirmer que la personnalité complexe de Mohammed VI tient pour beaucoup de son rapport à son père, Hassan II. Tous ceux qui ont approché le prince héritier décrivent un adolescent tendre et introverti, terrorisé par un père charmeur et charismatique en public, mais dur et implacable en privé. Le jeune Mohammed a vécu une enfance puis une adolescence terribles, corseté par un père cruel et adepte des humiliations corporelles comme mentales en guise de méthode d’éducation. Mais le prince haïssait son père aussi intensément qu’il l’admirait… tout en étant convaincu qu’il ne l’égalerait jamais. C’est du moins ce que rapporte Ali Bongo, fils du dictateur gabonais et ami de Hassan II Omar Bongo, dans une surprenante confidence au magazine Jeune Afrique : « Nous en parlions souvent avec le prince héritier du Maroc, à l’époque où il n’était pas encore Mohammed VI : partant du principe que la comparaison avec nos pères respectifs serait toujours à notre désavantage, nous avions décidé, comme on dit, de ne pas ‘nous prendre la tête’.»[3]

Mais quand il accède au trône à 36 ans, le jeune Mohammed VI continue à se « prendre la tête ». À Jean Daniel, directeur du Nouvel Observateur qui le rencontre un mois après la mort de Hassan II, il dit : « si vous pouviez m’épargner les évocations de mon père pour savoir ce que je pense, je vous en serais reconnaissant »[4]. Mais son premier entretien de roi, qu’il accorde quelques mois plus tard à Scott McLeod, envoyé spécial de Time, est truffé de références à son père—tellement qu’il faut lourdement expurger l’interview[5].

L’ambivalence du rapport au père est au cœur de la « rupture dans la continuité », politique annoncée par Mohammed VI dès son accession au trône. Le paradoxe va parfois très loin. Ainsi, dès le début de son règne, le jeune roi crée un organe chargé d’indemniser les victimes d’atteintes aux droits de l’Homme sous Hassan II. Mais le jour où il reçoit lesdites victimes au palais royal, non seulement Mohammed VI ne leur fait pas les excuses promises au nom de l’Etat, mais au contraire, il évoque dans son discours « l’âme immaculée de (son) vénéré père »!

Zone de confort

Le protocole pharaonique, le culte de la personnalité délirant, jusqu’à la Constitution qui fait le roi du Maroc maître suprême des trois pouvoirs… cette cotte de mailles du pouvoir absolu a été taillée par et pour Hassan II. À sa mort, son fils a bien cherché timidement à s’en émanciper. Mais le jeune roi « modeste », attentif au sort des démunis et « qui s’arrête aux feux rouges » n’a pas fait long feu. Le Makhzen, caste de courtisans dédiés à la perpétuation de l’absolutisme royal, avait trop à y perdre. Transformer la structure de pouvoir sur laquelle s’appuyait Hassan II mettait en jeu trop de puissants intérêts, de la préservation desquels semblait dépendre la stabilité du trône. Déconstruire la pelote-Makhzen aurait demandé du courage et du savoir-faire au nouveau roi, mais aussi une certaine dose d’aventurisme dont il était manifestement dépourvu. Assez vite, Mohammed VI a cédé sous la pression d’une « exigence d’autorité » difficilement soutenable. Seule « zone de confort » du jeune monarque : ses anciens camarades du collège royal, qui ont partagé ses secrets de jeunesse et sa terreur du père-tyran. C’est au sein de ce groupe fermé qu’on trouve, aujourd’hui, les personnages les plus puissants et les plus craints du royaume. Des « vice-rois » tels que le conseiller politique Fouad Ali El Himma ou le gérant de la fortune royale Mounir Majidi. Mille fois, leurs méfaits ont été exposés par la presse. Depuis 2011, leur départ est même réclamé dans des manifestations de rue. Mais le roi s’accroche à eux, comme si son équilibre personnel dépendait de leur maintien…

Faute d’une personnalité qui lui aurait permis de braver le Makhzen, Mohammed VI ne s’est jamais pleinement dissocié de la « fabrique » autocratique de Hassan II. Certes, l’époque a changé et avec elle, les modalités de la répression, de la cooptation et du clientélisme. Mais dans l’ensemble, le jeune roi a fini par se fondre dans le moule despotique créé par son père—même si cela ne cadre pas forcément avec son caractère personnel. Ce déphasage entre l’homme et la fonction, les Marocains le perçoivent d’instinct, au delà de toute propagande. La panoplie du despote implacable, celle dont ils ont tâté pendant 38 ans de « hassanisme », est toujours là, plus active et solide que jamais. Mais depuis 13 ans, son titulaire est un roi timide et d’apparence humaine—ce qui suscite chez les Marocains un élan de sympathie aussi palpable qu’irrationnel. Un élan comparable, en quelque sorte, au syndrome de Stockholm…

Ahmed Benchemsi

[1] Commandé par les hebdomadaires marocains TelQuel et Nichane et le quotidien français Le Monde, ce sondage avait justifié, aux yeux des autorités, la saisie et la destruction de plus de 100.000 exemplaires de ces 3 journaux, au motif que « la personne du roi est sacrée et ne saurait faire l’objet de sondages d’opinion ». Pourtant, aucune loi n’interdisait les sondages au Maroc.

[2] Chloe Mulderig, « Reach Out and Touch Someone: Moroccan Monarchical Stability and the Power of Presence », in Anthropology News, novembre 2012, pp. 3-4

[3] “Ali Bongo: le Gabon, mon père et moi”, Jeune Afrique nº 2536-2537, 14 août 2009

[4] “Jean Daniel: Le Grand Témoin”, TelQuel nº 223, 29 avril 2006

[5] La version brute, confiée au correspondant de Reuters au Maroc Steve Hughes, a été consultée par l’auteur de cet article. Elle a ensuite été publiée dans le numéro d’aout 2006 de l’hebdomadaire marocain Al Jarida Al Oukhra

Cet article est paru dans le n°145 (mars 2013) de la revue française “Pouvoirs”, ed. du Seuil.