PRESSE : LE PRINTEMPS PERDU Dec28

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PRESSE : LE PRINTEMPS PERDU

Pour les journalistes indépendants marocains, la décennie 2000 a été celle de toutes les audaces et tous les succès. Mais ce qui avait débuté dans l’espoir et l’enthousiasme s’est achevé dans l’aigreur et la déconfiture. Directeur des deux hebdomadaires alors les plus vendus du royaume, Ahmed Benchemsi raconte le « printemps » de la presse marocaine.

presse-ecrite-Maroc-(2013-10-08)

En décembre 2006, j’étais invité à une conférence régionale sur les médias à Beyrouth, au Liban. Chaque pays arabe était représenté par un journaliste indépendant qui devait présenter la situation de la presse dans son pays. Le tour de table commença par le Yemen, et se poursuivit par ordre géographique vers l’Ouest – venant du Maroc, j’étais donc le dernier à parler. J’en profitai pour m’asseoir et écouter attentivement mes collègues. Ce qu’ils racontèrent de leur quotidien dans leurs pays respectifs était terrible : censure gouvernementale sévère, intimidations physiques récurrentes, séjours répétés en prison, tortures dans certains cas… Un éditeur irakien alla jusqu’à dire : « Chaque soir, je remercie Dieu d’être rentré à la maison en vie. » Quand mon tour arriva, je saisis le microphone et déclarai à mes collègues : « J’admire vraiment votre courage de supporter de telles épreuves. En ce qui concerne le Maroc, nous avons bien quelques problèmes de censure. Mais honnêtement, comparé aux situations chez vous, le journalisme au Maroc c’est Alice au pays des merveilles. »

À cette époque, j’avais déjà subi quelques tracasseries pour avoir poussé le bouchon de la critique « trop loin » (au goût de l’Etat). Mais d’un autre côté, TelQuel et Nichane, les deux news magazines que je dirigeais, brisaient des tabous quasiment chaque semaine : « Le salaire du Roi », « Le Maroc, premier producteur de haschich au monde », « Et si on relisait le Coran ? », « La sexualité derrière le voile », et d’autres couvertures « chocs » de la même veine. Je devais être beau joueur et reconnaître ce qui était : si mon pays avait été aussi répressif que ceux de mes collèges présents à Beyrouth, je n’aurais pu publier aucun de ces numéros. Donc oui, en termes comparatifs arabes, la liberté d’expression au Maroc tenait bien, quelque part, du conte de fées.

Conte de fées

« Il était une fois… » renvoie ici au milieu des années 1990. Une nouvelle génération de journalistes marocains était en train de naître, j’en faisais partie. Nous avions vingt ans ou guère plus, étions frais émoulus de l’université, et nous ouvrions à la politique au moment où Hassan II, malade et affaibli, desserrait progressivement son étau sur les libertés publiques. On parlait déjà de « printemps », mais la vraie ouverture ne commença qu’après la mort du roi, en 1999. À 36 ans, son successeur Mohammed VI était à peine plus âgé que nous. Nous le connaissions mal, mais savions qu’il avait une « fibre sociale », et une certaine réputation d’ouverture d’esprit. À l’aube du nouveau siècle et alors que nos collègues arabes étaient écrasés par d’impitoyables dictatures, nous, jeunes journalistes marocains pleins d’espoir, aspirions à construire une nouvelle ère démocratique.

La « nouvelle presse », comme furent surnommés les journaux et magazines que nous créâmes ces années-là, se développa très vite, éclipsant la presse traditionnelle dominée par les journaux des partis. Contrairement aux journalistes partisans, sclérosés par des décennies d’autocensure et de calculs politiques, nous étions jeunes, indépendants, désinvoltes et avides de liberté. Nous nous engageâmes bientôt sur des terrains risqués, dénonçant sans retenue Hassan II et ses «  années de plomb », la police secrète et ses abus sous l’ancienne ère, la corruption de hauts responsables, etc. Ce fut un triomphe. Nos ventes explosaient tandis que le nouveau roi et son entourage tiraient profit de notre audace, la brandissant face aux chancelleries occidentales comme une preuve tangible de démocratisation du régime.

Attaque, contre-attaque

Mais la lune de miel fut de courte durée. Ayant épuisé l’inventaire des défauts de l’ancien régime, nous nous attaquâmes à ceux du nouveau. C’est alors que les ennuis commencèrent. Des articles sur la corruption dans l’armée ou les conflits au sein de la famille royale nous valurent des colères homériques venant du Palais. Cela se manifesta d’abord par des saisies et destructions d’exemplaires. Puis certains journaux furent interdits par décret gouvernemental, avant d’être autorisés à reparaître sous des noms différents. Il y eut ensuite une longue séquence de procès pour diffamation, tous motivés politiquement, tous honteusement biaisés en faveur des plaignants (au Maroc, la Justice est fondamentalement assujettie au Pouvoir.) Régulièrement, des journalistes indépendants étaient interrogés pendant des jours et des nuits dans des commissariats de police – sans mandat d’arrêt ni inculpation, juste pour l’intimidation.

Cela étant dit, nous n’étions pas sans défense. Grâce aux réseaux de contacts que nous avions réussi à tisser à l’étranger, chaque attaque contre nous était relayée par la presse internationale, et nous valait le soutien inconditionnel de Reporters Sans Frontières et autres organisations de défense de la liberté de la presse en Europe et aux Etats-Unis. Cela contraignait le Palais à faire marche arrière dans une certaine mesure, pour éviter de trop heurter l’image de « bon élève » dont le Maroc jouit généralement en Occident. Mais les attaques contre nous avaient aussi une autre conséquence : elles nous faisaient une large publicité, accroissant considérablement notre audience. Progressivement, une mécanique implacable s’est mise en place : chaque sujet audacieux générait une attaque de l’Etat, laquelle se traduisait par un bond des ventes ; et chaque bond des ventes nous encourageait à publier des sujets encore plus audacieux, lesquels nous exposaient à de nouvelles attaques de l’Etat…

Étrange paradoxe

Avec du recul, j’hésite à qualifier ce cercle de vicieux ou de vertueux. Toujours est-il qu’entre deux procès, trois saisies et dix interrogatoires, nous réalisions des enquêtes spectaculaires sur la fortune du roi, publiant des chiffres précis sur son empire économique, révélant la corruption de son entourage et dénonçant le culte de la personnalité qui l’entourait. Nous avons aussi révélé des abus mortels de la police (sous la nouvelle ère, cette fois), publié des témoignages de prisonniers torturés, dénoncé nommément leurs tortionnaires… Sans parler des multiples tabous sociaux que nous avons pulvérisés : homosexualité, alcool, hypocrisie religieuse…

Avec le temps, nous étions arrivés à cet étrange paradoxe : plus le rang du Maroc se dégradait dans les index de liberté d’expression (à cause du harcèlement dont ses journalistes étaient victimes), plus sa réputation de libéralisme à l’égard de la presse franchissait les frontières (à cause des enquêtes sensationnelles qui s’affichaient insolemment sur les Unes). En fait, la situation du Maroc était étrange, unique peut-être : un Etat ouvertement autocratique et corrompu… mais tout de même une large latitude pour le dénoncer dans la presse. Des journalistes indépendants constamment harcelés… mais des publications néanmoins alertes, audacieuses et populaires. Des saisies répétitives… mais pour les mêmes journaux, des records de ventes en kiosques. Chaque fois que j’étais invité dans une conférence en dehors du Maroc, j’étais déchiré : quelle facette mettre en relief? Présenter un versant de la médaille en occultant l’autre eût été malhonnête. Mais la concomitance des deux semblait incompréhensible à nos confrères étrangers – au vu de ce qu’ils enduraient, leur point de vue était simple : la liberté était ou n’était pas…

Le nerf de la guerre

Au final, l’avenir leur donna raison. Le « paradoxe marocain » cessa d’exister à mesure que le Pouvoir marocain identifiait le vrai point faible de la presse indépendante : l’argent. Le palais royal changea donc graduellement de tactique. Au lieu d’actions policières fracassantes, les journaux indépendants firent de plus en plus l’objet de procédures civiles se concluant par des amendes prohibitives. Plus déterminante fut la stratégie du boycott publicitaire. Les holdings du roi – puis progressivement, tous les grands annonceurs nationaux – reçurent l’ordre plus ou moins direct de cesser d’acheter des pages de publicité dans les journaux indépendants. L’avantage de cette tactique est qu’elle était parfaitement légale : aucune loi n’obligeait les annonceurs à être rationnels, et par conséquent à privilégier les supports publicitaires qui garantissaient la meilleure exposition à leurs produits. Choisir de réserver leurs achats d’espaces à des journaux aux tirages confidentiels (dont certains créés par des proches du roi dans le seul but de détourner les flux publicitaires) était leur droit le plus inaliénable. Nous n’avions rien à y redire, et ne pouvions qu’observer en silence l’inexorable dégradation de nos comptes.

Les effets de cette hémorragie financière ne tardèrent pas à se faire sentir. Exsangues et privées de ressources, certains des magazines les plus véhéments se mirent à jongler avec les dettes, repoussant le paiement de leurs impôts, s’exposant ainsi à des poursuites judiciaires (justifiées, cette fois). D’autres, pour faire face à la crise, réduisirent leurs dépenses de façon radicale (et leur contenu journalistique s’en ressentit). Plus grave encore : de niche économique florissante et attractive dans les années 2005-2008, la presse devint un secteur sinistré et moribond. À partir de 2009, la règle était désormais : plus un journal a de lecteurs, moins il a d’annonceurs. Rebutés par cette irrationalité fondamentale, plus politique qu’économique, les investisseurs se firent rares. Puis ils disparurent tout-à-fait, laissant des journaux jadis prospères à l’abandon. Des titres autrefois flamboyants furent fermés par décision judiciaire, firent faillite ou furent contraints d’adopter une ligne éditoriale plus modérée afin de survivre.

Triste fin…

Aujourd’hui, le « printemps » de la presse marocaine semble définitivement terminé. Quelques rares journaux-phares survivent, se battant au mieux de leurs faibles moyens pour conserver leur indépendance face à un Pouvoir cynique, des annonceurs timorés, des investisseurs échaudés, et un lectorat désabusé et de plus en plus réduit. Parmi les jeunes pionniers des années 2000, beaucoup ont jeté l’éponge et quitté le pays, laissant derrière eux un paysage médiatique de plus en plus atone. Certains ont cherché à se reconvertir dans la presse en ligne—mais avec un succès relatif car quel que soit son support, le journalisme de qualité aura toujours besoin d’argent. Or l’argent a déserté ce secteur, « maudit » par décision royale. Le printemps reviendra-t-il ? Faute des graines, en tout cas, les hirondelles sont parties.

Ahmed Benchemsi

Cet article est initialement paru en anglais dans la revue Nieman Reports publiée par l’Université Harvard (Automne 2011). La version ci-dessus, traduite et réactualisée, a été publiée dans la revue « Pouvoirs » (n°145, mars 2013)