La Constitution marocaine est un écran de fumée Sep04

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La Constitution marocaine est un écran de fumée

Interview de Ahmed Benchemsi, propos recueillis par Karim Emile Bitar pour la revue ”L’ENA hors les murs” (septembre 2011)

 

Q: A en croire une majeure partie des médias occidentaux, le Maroc est le pays qui a le mieux géré le « printemps arabe ». Le roi a vite pris la mesure de la nécessité du changement, a formé une commission chargée de rédiger une nouvelle constitution plus libérale et l’a soumise à référendum. Le texte fut adopté triomphalement. La contagion des révolutions arabes fut évitée. Vous faites partie de ceux qui ne souscrivent pas à cette lecture et qui font part de leur scepticisme. Pourquoi ?

R: Cette myopie des médias occidentaux est tout à fait extraordinaire. Son point culminant consiste à s’aveugler sur « l’éléphant dans la chambre » comme disent les Américains : le taux de « oui » au référendum, 98,5% !! Comment peut-on ignorer un chiffre aussi évidemment révélateur de la fraude massive qui a caractérisé ce scrutin, et continuer à parler de « progrès démocratique » comme si de rien n’était ? Honnêtement, ça me dépasse. Encore, que Sarkozy parle de « processus exemplaire » et Juppé de « décision claire et historique du peuple marocain » peut se justifier, cyniquement et mezzo voce, par l’intérêt supérieur de la France et de ses multinationales. Mais qu’est-ce qui justifie que le Wall Street Journal écrive comme il l’a fait : « Normalement, les scores de 99% sont réservés aux anciennes républiques soviétiques, mais dans le cas du Maroc, il est bien possible que cela soit crédible » ?! Pourquoi les Marocains, parmi tous les peuples du monde, seraient-ils « crédibles » dans la posture d’automates orwelliens ? Une telle condescendance laisse pantois ! Le New York Times a même publié une tribune titrée « Hail the democratic king ! » (« Gloire au roi démocrate ! ») Je n’en croyais pas mes yeux !

Idem pour le contenu de la Constitution : peu avant le référendum, une journaliste de la BBC qui m’avait invité pour un entretien démarrait sa question par : « Les Marocains s’apprêtent à voter une Constitution qui réduit de beaucoup les pouvoirs du roi ». Quand j’ai eu la parole, j’ai précisé que ce n’était pas là un fait mais un point de vue que, du reste, je ne partageais pas. Et qu’à la lire de plus près, non seulement cette Constitution ne réduit en rien les pouvoirs du roi mais au contraire, elle les élargit et les renforce. Alors la journaliste m’a répondu : « Vous auriez préféré qu’il n’y ait pas de changement du tout, plutôt que ce que vous considérez comme des changements réduits ? » J’en suis resté baba ! Par quel phénomène d’hypnose les médias internationaux les plus respectés (la BBC, mon Dieu !!) sont-ils prêts à être agressifs plutôt que sortir de ce fantasme d’une monarchie marocaine miraculeusement convertie à la démocratie ?

A la réflexion, ce phénomène a deux explications principales. D’abord, la distorsion induite par la relativité. Vue sous le prisme libyen, syrien ou bahreïni, la réaction de la monarchie marocaine aux manifestations de rue consécutives au « printemps arabe » paraît, certes, raisonnable. Mais enfin, il ne suffit pas qu’un régime s’abstienne de mitrailler son peuple à l’arme automatique pour qu’il mérite d’être qualifié ipso facto de démocratie ! Je sais bien qu’au delà d’un certain niveau de complexité, les grands médias internationaux se cabrent et qu’un peu de simplification est inévitable, mais tout de même… La deuxième explication, c’est qu’en plus d’organiser un référendum plutôt qu’un massacre, le Palais royal marocain a grassement payé des cabinets de lobbying américains (et sans doute européens) pour présenter l’image la plus reluisante possible des « réformes » en cours. Comme ces cabinets envoient des communiqués de presse tous azimuts à des journalistes qui aiment qu’on leur mâche le travail, et que, par ailleurs, le Maroc n’est pas un pays assez important, géopolitiquement, pour que les grands médias perdent leur temps à gratter le vernis, au final et l’un dans l’autre… « Hail the democratic king » !

Q: Vous n’êtes manifestement pas enchanté par le nouveau texte constitutionnel. Pouvez-vous d’abord nous rappeler les principales avancées que vous saluez, et ensuite évoquer les critiques que vous adressez à ce texte ?

R: Je vais citer Beaumarchais à l’envers : pour qu’un blâme semble libre (ç.à.d crédible), il faut bien quelques éloges flatteurs. C’est en général la politique que je m’impose quand je critique quelque chose : mettre en relief le bon côté avant de m’attaquer au mauvais. Mais pour le coup, je vais prendre le risque d’apparaître comme un radical : je ne vois aucune avancée sérieuse dans cette Constitution ! C’est sûr, elle fourmille de belles phrases sur la liberté, la démocratie, les droits, etc. (c’est d’ailleurs là dessus que brodent ses apologistes). Mais j’ai été journaliste politique au Maroc pendant 15 ans, je connais la musique. Les déclarations d’intention de la monarchie ne l’engagent à rien si elles ne sont pas accompagnées de mécanismes d’application concrets.

On a ainsi applaudi parce que le préambule de la Constitution affirme « l’attachement (du royaume) aux droits de l’homme ». Et alors ? La Constitution précédente disait la même chose, ça n’a pas empêché la répression, la torture, la censure ! En revanche, quand il s’agit de fournir des arguments légaux précis, potentiellement générateurs de dangereuses jurisprudences, le texte constitutionnel se fait soudain moins généreux. Exemple : s’il y est bien stipulé que les conventions internationales ratifiées par le royaume (sur le respect des droits de l’Homme, par exemple) ont « la primauté sur le droit interne du pays », comme le prévoit la règle universelle, cette primauté s’exerce… « dans le cadre des dispositions de la Constitution et des lois du royaume » ! Bel exemple de serpent qui se mord la queue : comment peut-on « primer » sur quelque chose « dans le cadre » de cette même chose ? Comme si les rédacteurs de la Constitution étaient vaguement conscients qu’ils n’arriveraient pas à duper tout le monde, ils ont ajouté pour faire bonne mesure que le royaume du Maroc s’engage à « harmoniser en conséquence les dispositions pertinentes de sa législation nationale ». Notons : pas toutes les dispositions, juste les « pertinentes » ! Mais qui diable jugera de cette « pertinence » ? Estimera-t-on « pertinent », par exemple, d’éliminer l’article 41 du code de la Presse qui punit de 5 ans de prison tout journaliste qui « manque au respect dû au roi » (formulation particulièrement floue, du reste), au prétexte que le Maroc a ratifié des conventions internationales garantissant la liberté d’expression ? Permettez-moi d’en douter…

Et ça continue comme ça sur des pages et des pages. Des belles idées et des symboles forts à la louche, mais dès qu’on entre dans les dispositions pratiques, virage à 180° ! La constitutionnalisation du tamazight (langue berbère), désormais co-langue officielle avec l’arabe, relève de la même logique. En satisfaisant la revendication n°1 du mouvement berbère, la monarchie semble avoir fait une concession majeure. Mais concrètement, qu’implique le statut de langue officielle ? La Constitution précise bien, quelques lignes plus loin, qu’« une loi organique définit le processus de mise en œuvre du caractère officiel (du tamazight), ainsi que les modalités de son intégration dans l’enseignement et aux domaines prioritaires de la vie publique, et ce afin de lui permettre de remplir à terme sa fonction de langue officielle ». « A terme » ? Quel terme ? Et selon quelles « modalités » ? Seule cette mystérieuse « loi organique » (qui n’existe pas encore) le déterminera. Et qui rédigera cette loi ? Le parlement, avec ses 1001 nœuds procéduraux qui font qu’aucune loi ne passe jamais sans l’aval du Palais royal ? Ou le roi lui-même, qui garde le pouvoir de légiférer par dahirs (décrets royaux) ? Rappelons que l’enseignement du tamazight dans les écoles, promesse royale bien antérieure à cette Constitution, puisqu’elle date de 2001, n’est toujours pas mise en œuvre à ce jour…

Ce qui s’applique au culturel fonctionne aussi pour l’économique. Personnellement, mon article préféré de cette Constitution est le 36, qui stipule  que « Le trafic d’influence et de privilèges, l’abus de position dominante et de monopole, et toutes les autres pratiques contraires aux principes de la concurrence libre et loyale dans les relations économiques, sont sanctionnés par la loi ». Fantastique… si une telle loi existait, ce qui n’est pas le cas. Concrètement, aucune disposition légale ou même règlementaire n’interdit tout cela au Maroc. Forcément : grâce à l’influence politique colossale de leurs managers, les holdings privés du roi réalisent tous seuls jusqu’à 8% du PIB !! En attendant ce jour improbable où une loi (là aussi : qui la rédigera ?), définira le « trafic d’influence et de privilèges », « l’abus de position dominante » et « l’abus de monopole » (sic !) Mohammed VI pourra continuer à contrôler tranquillement 60% de la filiale laitière et 100% de la production de sucre du royaume—sans parler du groupe Attijariwafa, plus gros mastodonte bancaire privé du Maroc et même du Maghreb !

Voilà pour les grandes idées. Quant aux mécanismes de distribution du pouvoir, là où les périphrases n’ont plus cours, la Constitution est très claire : le chef du gouvernement, nommé par le roi, a beau être issu du parti arrivé en tête aux élections législatives (je vous épargne la foule de moyens techniques – et anti-démocratiques – dont dispose le ministère de l’Intérieur pour maîtriser les résultats électoraux à l’avance), il n’a aucun pouvoir de décision autonome et doit obtenir l’aval du roi pour à peu près tout – « sauf pour aller aux toilettes », a précisé un militant de gauche qui a de l’humour.  Le chef du gouvernement ne contrôle même pas sa propre équipe, puisque c’est le roi qui la nomme et qui la démet à discrétion ! La séparation des pouvoirs ? Une farce, sachant que le roi préside le Conseil de la magistrature (rebaptisé pour la forme « pouvoir supérieur »), lequel contrôle les carrières des juges de bout en bout. Idem pour l’armée et les services de sécurité, que le roi contrôle sans partage à travers une nouvelle instance centrale, qui n’existait d’ailleurs pas dans la Constitution précédente.

Une dernière pour la route : l’opinion internationale s’est ébaubie du fait que le roi du Maroc renonce à son caractère « sacré », abandonné dans la nouvelle mouture de la Constitution. Extraordinaire progrès démocratique ! Sauf que si le roi n’est plus sacré dans les mots, il l’est toujours en pratique : d’abord à travers les pouvoirs faramineux cités précédemment et dont il continue à jouir sans rendre de comptes à personne ; ensuite à travers un autre texte : celui de la déclaration coutumière d’allégeance… qui « double » la Constitution, en toute simplicité. Le 30 juillet dernier, un mois après le vote de la nouvelle Constitution, la cérémonie annuelle de « reconduction de l’allégeance » a eu lieu sans changement sur le parvis du palais royal : des milliers de notables et d’officiels se sont courbés en cadence au passage du roi, vêtu et de blanc et juché sur un pur-sang, des dizaines d’autres ont fait la queue pour lui embrasser la main… Heureusement qu’avec tout ça, le roi n’est plus sacré !

Bref, vous l’aurez compris : cette Constitution n’est rien d’autre qu’un écran de fumée, destiné à abuser ceux qui veulent bien l’être ou ceux qui sont trop paresseux (ou pas assez concernés) pour aller dans le détail. Dans les faits, la monarchie marocaine est encore plus absolue aujourd’hui qu’elle ne l’était hier. Sachant combien elle l’était hier, c’est une performance !

Q: Le mouvement du 20 février, moteur des manifestations publiques qui ont conduit à cette réforme constitutionnelle, semble s’être aujourd’hui essoufflé. Pourquoi ?

R: Il s’est essoufflé parce qu’il n’avait pas assez de coffre ! Les jeunes activistes qui ont lancé le mot d’ordre des manifestations du 20 février 2011 sur Facebook ont été les premiers surpris par l’affluence populaire. Mais celle-ci était due, en grande partie, au climat international : Ben Ali et Moubarak venaient de tomber, on pensait la chute de Qaddafi et d’Assad imminentes… L’euphorie révolutionnaire était générale et c’est parce qu’il a senti le danger immédiat que Mohammed VI a annoncé une révision constitutionnelle très vite, deux semaines après la première manif’. Puis le Makhzen (pouvoir royal) a joué la montre, gagné du temps – une stratégie qui s’est révélée payante. Avec l’enlisement de la guerre en Lybie et l’écrasement de la rébellion syrienne, l’euphorie populaire est retombée dans le monde arabe, y compris au Maroc. Sur la gestion du calendrier, le Makhzen a clairement démontré sa supériorité et son expérience sur les jeunes novices du 20 février. Grisés par leur succès, ces derniers pensaient que mobiliser les foules dans la durée allait de soi. Grosse erreur ! Pour cela, il aurait fallu de la stratégie, des mots d’ordre bien pensés, un agenda et un calendrier et, condition essentielle de ce qui précède, des structures et des leaders. Les jeunes activistes n’ont pas eu la clairvoyance de se doter de tout cela. En revanche, sitôt la vague d’euphorie révolutionnaire passée, le Makhzen a vite fait de mobiliser tous ses réseaux : le ministère de l’Intérieur, machine à fabriquer des manifestants pro-monarchie par millions, les confréries religieuses dotées de dizaines de milliers d’adeptes, les médias publics matraquant la propagande royale en boucle et sans pudeur, 7 jours sur 7, les mosquées mobilisées en faveur du « oui »… La campagne référendaire a été un formidable rouleur compresseur qui a tout écrasé sur son passage. Le « oui » aurait largement gagné sans trucage, mais emportés par leur élan et par leur confiance retrouvée, les piliers du Makhzen (dont le ministre de l’Intérieur) se sont laissés aller : campagne « blitzkrieg » outrageusement déséquilibrée en faveur du « oui », transports massifs de votants aux urnes par les autorités (avec consigne de voter « oui », évidemment), absence quasi-totale de contrôle d’identité aux bureaux de vote, ce qui permettait au final de bourrer les urnes à loisir (des vidéos d’officiels farfouillant dans des urnes ouvertes sont disponibles sur Youtube), etc., etc., etc. Le résultat : 98,5% de « oui », un score à la mesure du monarque de droit divin que Mohammed VI est toujours. Et avec tout ça, les applaudissements des puissances occidentales, France en tête !! Aujourd’hui, le mouvement du 20 février est quasiment inaudible. C’est ce qu’on appelle une défaite par KO.

Q: Pourtant, dans un article publié dans Le Monde le 15 mars 2011, vous avez estimé que « la boîte de Pandore démocratique est ouverte, et plus rien ne la refermera. » Vu la marge de manœuvre très étroite des démocrates marocains, qu’est-ce qui justifie cet optimisme ?

R: Le temps joue pour nous. Le Makhzen a gagné par KO, mais c’est une victoire à court terme. Dans 3 mois, 6 mois, 1 an, 3 ans, le Marocain lambda, celui qui a voté « oui » en juillet dernier sans poser de questions, juste parce qu’on le lui a demandé… cet homme-là ou cette femme-là se rendront compte qu’ils n’ont toujours pas de travail et que la situation économique ne s’arrange pas, qu’ils sont toujours aussi impuissants face au flic et à l’agent d’autorité du coin porté sur les abus de pouvoir, que la justice est toujours aussi injuste, la vie aussi chère, etc. Alors, désabusés, ils tendront une oreille attentive à ces jeunes qui parlent de démocratie et de changement. Je blâme le mouvement du 20 février de ne pas avoir su s’organiser, mais au fond, cet échec ne pèse pas lourd face à sa réussite majeure, capitale : réveiller la conscience politique des Marocains. Le Makhzen peut encore tenter des coups de bluff, voire d’hypnose collective, comme cette Constitution. Mais il ne peut pas refaire le même coup à chaque fois. Aucun écran de fumée ne peut durer éternellement, et plus on martèle que changement il y a, plus la désillusion est grande quand le peuple s’aperçoit, un jour, que changement il n’y a pas. Les jeunes du 20 février ont planté une graine, celle de la liberté d’expression, qui mettra le temps qu’il faudra pour germer. Mais quand la conscience citoyenne aura grandi, elle sera très difficile à déraciner… Le Makhzen aurait tort de croire qu’il a gagné une fois pour toutes. La roue tournera bien assez tôt.